mercredi 30 mars 2011

Mon histoire avec Ettajdid (5/5)


Par : Karim Mejri

5. De la déception vers la Révolution tunisienne

Après la période électorale certaines personnes qui m’avaient suivi surtout sur Facebook me prenaient déjà pour un Tajdidien. Il est vrai que la question se pose, dans une dictature, de prendre une carte de parti (quel qu’il soit) afin de trouver un minimum de soutien en cas de pépin avec les autorités. Mais même cet argument ne me convainquait pas et je préférais garder ma liberté d’action en dehors de tout mouvement. « Liberté d’action », c’est trop dire, car à partir de la fin des élections j’ai cessé presque toutes activités liées à la politique et je me suis concentré sur d’autres centres d’intérêt.

A la fin décembre 2010 et pendant les évènements de Sidi Bouzid je n’avais presque plus de contact avec le parti. J’étais inscrit sur beaucoup de groupes de soutien et je comptais plein d’amis Facebookiens issus de ce mouvement comme j’ai dû déjà le dire. Le mouvement Ettajdid était attentif à tout ce qui se passait dans le pays et naturellement il y avait des communiqués à propos de ce qui se passait.

A partir du 13 janvier 2011, Ahmed Brahim est devenu un personnage très connu et a été ministre pendant plusieurs semaines. Pendant cette période, je suivais l’actualité comme la plupart des Tunisiens et j’ai donné mon avis dans ce qui se passait sur la scène politique. J’ai eu des positions nuancées sur le gouvernement Ghannouchi 2, croyant notamment qu’il ne fallait pas le faire tomber (d’ailleurs la plupart des ministres ont gardé leurs postes sous le gouvernement Caïd Sebsi). Certains ont cru voir dans ces positions un alignement partisan en phase avec la position d’Ettajdid, ce qui n’est pas vrai. Je n’ai aucune raison de le faire (je ne fais pas partie de ce mouvement) et de toutes les façons je ne saurais défendre des positions auxquelles je ne crois pas. Toutes les points de vue que j’avais défendus étaient argumentés et constituaient ma propre opinion sur ce qui se passe. J’étais notamment outragé de voir comment on malmène des opposants honnêtes comme Chebbi et Brahim, j’ai été choqué de voir que certains technocrates étaient contestés juste parce qu’ils ont étudié et travaillé en France (pour moi le principe de la méritocratie était remis en cause et je pense qu’il l’est toujours aujourd'hui), je trouvais également que le débat était complètement déplacé des vrais enjeux (ceux qui veulent des législatives vs. ceux qui veulent des présidentielles1).

Je n’ai aucune loyauté à honorer envers Ettajdid ni aucun autre parti ! J’avais un devoir de réserve au moment où j’ai fait partie du comité de soutien en 2009 mais ces circonstances particulières sont finies avec les élections et rien ne me lie à Ettajdid à part le respect pour ses militants et ses idées. D’ailleurs, ce qui me plaît dans ce parti ce sont les idées et non les personnes en elles-mêmes (pour les personnes, « les bons et les mauvais sont partout2 » comme on dit). Si les idées changent ou ne correspondent pas à mes convictions, je n’aurais aucun problème à les critiquer.

Pour conclure, je pense le mouvement Ettajdid répond aujourd'hui, même partiellement, aux attentes d’une certaine partie de la classe moyenne tunisienne. Contrairement à ce que certains disent en faisant référence au passé communiste de ce parti, il ne s’agit nullement d’un parti d’extrême gauche mais plutôt d’un parti modéré de gauche. En plus, dans le contexte actuel, je pense que la faiblesse des partis politiques ne profite à personne, surtout pas à la démocratie naissante. Il est important que les jeunes s’informent et s’investissent dans les partis politiques, sans forcément appartenir à l’un de ces partis. L’état de méfiance généralisée face aux partis (pour des raisons justifiées ou supposées) ne peut que profiter aux extrémismes de tous bords et aux organisations syndicales et professionnelles, dont la mission principale n’est pas de faire de la politique.

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1 J’ai expliqué mon point de vue dans un ancien article

2 الباهي والخايب في كل بلاصة

dimanche 27 mars 2011

Mon histoire avec Ettajdid (4/5)


Par : Karim Mejri

4. Elections et déceptions

Notre action au sein du comité de soutien, malgré toute la bonne volonté qui nous animait, était en deçà de ce que j’imaginais. Nous avions distribué des tracts dans des marchés (1) à forte concentration maghrébine1, nous avions tenu un blog (2) et un groupe Facebook et nous avions listé nos propres demandes en tant que communauté expatriée afin qu’elles soient adaptées dans le programme officiel. Certains sont allés devant les consulats d’Iéna et de Pantin et ont été verbalement agressés et empêchés de parler avec les citoyens tunisiens. Mais tout ça n’était pas suffisant. La machine bénaliste tournait à plein régime, nous étions rien comparés aux moyens mis en place par le RCD.

Au final, la déception que j’ai tirée de cette expérience était grande :

- Organisation du comité : nous étions peu nombreux, connaissions mal les textes législatifs concernant les élections (ces textes étaient très ambigus sur certains sujets, surtout lorsqu’il s’agit de la communauté nationale établie à l’Etranger). Nous n’étions pas capables de réunir les observateurs nécessaires dans les bureaux de votes, etc.

- Le manque d’implication des citoyens (surtout des jeunes) : Je croyais qu'on pouvait réunir vingt personnes ou plus, je croyais qu'on pouvait s'organiser mieux, être plus efficaces, coopérer d'une façon plus proactive avec Tunis, etc. Nous étions la plupart du temps dans l'improvisation, nous faisions de notre mieux mais étions limités par le temps, les moyens financiers, le nombre réduit, etc. Les autres (surtout les jeunes) étaient presque insensibles à tout discours politique, cherchant par tous les moyens d’éviter de discuter politique… Il y avait un peu de curiosité des fois, mais sans plus. Sur ma liste de contacts Facebook, 2 amis seulement affichaient leur soutien à Ahmed Brahim. Certains autres étaient sensibles à la question des élections mais l’immense majorité s’en fichait (soit : « je m’en fiche », soit : « de toutes les façons ce sera truqué »)

- Déroulement de la campagne électorale : avec beaucoup de restrictions de la part du pouvoir et notamment l’interdiction pour plusieurs jours de la publication du manifeste électoral et des affiches (sous prétexte de l’existence de la mention INDP, sans existence légale). Au même temps, le RCD déployait des moyens gigantesques qu’il est inutile de rappeler ici

- Résultats des élections : où notre candidat avait obtenu un peu plus de 0.5%. C'était suffisant pour me saper le moral pendant plusieurs semaines et me dégoûter complètement de la politique dans mon pays, même en sachant que ces résultats étaient très probablement truqués

Je me suis donc éloigné des milieux tajdidiens à Paris dès la fin des élections. Mais les gens avaient mon numéro, mon adresse mail, et mon contact Facebook. Je continuais à recevoir des mails, j'étais inscrit sur plusieurs mailings lists ce qui me permettait, des fois, de recevoir des infos en avant-première. C'est toujours le cas aujourd'hui. Aussi, je suis devenu ami sur FB avec plusieurs personnes de ce milieu, notamment avec des Tajdidiens en Tunisie comme Soufiene Chourabi, Aymen Rezgui, Baccar Gherib, Maya Brahim et d’autres. Tous ne me connaissent pas forcément d'une manière personnelle mais il y a entre nous une certaine complicité.

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(1) Où un commerçant tunisien avait eu une réaction violente, ne concevant pas qu’on puisse appeler à voter pour quelqu’un d’autre que Ben Ali
(2) http://avec-ahmed-brahim-2009.blogspot.com/

jeudi 24 mars 2011

Mon histoire avec Ettajdid (3/5)


Par : Karim Mejri

3. Engagement au sein du Comité de soutien à Paris


Notre comité à Paris s’est donc constitué et il était présidé par une indépendante, Nadia Chaabane, militante associative de longue date qui à ma connaissance n'a jamais eu de carte Ettajdid malgré sa proximité de ce mouvement. Il y avait plusieurs militants Tajdidiens et 2 jeunes indépendants, un médecin et moi-même. Nous avions des réunions hebdomadaires et les jours de grande chance nous avions 8 personnes autour de la table, grand maximum. Nous étions peu nombreux, pris par nos engagements personnels et professionnels respectifs, et pour la plupart d'entre nous c'était la toute première fois qu'on participe à une telle action. Même les anciens militants, habitués aux discours de contestation et de dénonciation des abus du pouvoir (aussi bien bourguibien que bénaliste, pour certains), c’était également la première fois qu’ils participaient à une action de cette envergure : soutenir un candidat de l’opposition aux élections présidentielles !


Il faut comprendre comment cette candidature s'était faite : le pouvoir avait ouvert le jeu pour les premiers responsables des partis politiques pour se présenter aux présidentielles avec certaines conditions. Cela excluait d'office Ahmed Néjib Chebbi et Mustapha Ben Jaafar et donnait la possibilité à 3 partis de présenter des candidats : UDU (1), PUP(2) et Ettajdid. Les 2 premiers étaient nationalistes arabes et pro-Ben Ali. Seul le 3ème était une vraie opposition (d’autant plus que personnellement je ne suis pas pour le panarabisme). Ettajdid a donc présenter son premier secrétaire A. Brahim, mais il a élargi le cadre de cette candidature : A. Brahim se présentait "officiellement" au nom d'Ettajdid mais en réalité il était le candidat d'une coalition plus large regroupant Ettajdid (noyau central et façade "légale" de la coalition), PSG (3) (parti non reconnu), PTPD (4) (parti non reconnu) et plusieurs personnalités indépendantes de gauche (sans affiliation politique à un parti). Cette coalition a porté le nom de l’INDP (Initiative Nationale pour la Démocratie et le Progrès). Le PSG en est sorti juste avant les élections, pour des problèmes liés aux représentants de ce partis dans les listes communes aux législatives (Naoufel Ziadi voulait être à la tête de l'une de ces listes, si je me rappelle bien de l’origine du différend).


En plus du soutien de l’INDP et à l'approche des élections, le refus de la candidature de Ben Jaafar l’avait poussé à déclarer soutenir le candidat Brahim. De plus, plusieurs personnalités de l'opposition avaient signé des pétitions pour soutenir le même candidat sans forcément faire partie de Ettajdid ni même de l'INDP. Ahmed Brahim était devenu un symbole plus qu'autre chose, l'homme qui s'oppose à Ben Ali et qu'on laisse pourtant parler à la télé, en vertu des lois électorales permettant aux candidats de s'exprimer dans les médias nationaux (je reviendrai plus tard sur cette intervention télévisée d’Ahmed Brahim).


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(1) L’Union Démocrate Unioniste a présenté Ahmed Inoubli
(2) Le Parti de l’Union Populaire a présenté Mohamed Bouchiha
(3) PSG : Parti Socialiste de Gauche, reconnu après la révolution
(4) PTPD : Parti du Travail Patriote et Démocrate, reconnu après la révolution

lundi 21 mars 2011

Mon histoire avec Ettajdid (2/5)


Par : Karim Mejri


2. Rencontre avec Ahmed Brahim

Je suis allé faire un tour à la fête de l'Humanité le 9 et le 10 septembre 2009, au parc de la Courneuve dans la banlieue de Paris. C'était la première fois que j'y allais et j'étais seul. Après des heures d’errance entre les stands je suis allé voir le stand tunisien (Ettajdid était invité en tant que ex-Parti Communiste Tunisien). J'ai assisté à un ou 2 discours qui ne m'ont pas vraiment convaincu (je ne trouvais rien de concret), puis j'ai discuté rapidement avec A. Brahim et j'ai pris une photo avec lui (photo publié sur Facebook et qui était pour un certain temps ma photo de profil).

Je me suis souvent demandé quel rôle cette rencontre avec Ahmed Brahim avait joué dans mon engagement pour lui par la suite. C’était quelqu’un d’accessible, assez charmant et souriant. Notre échange était bref et a été interrompu plusieurs fois. J’essayais de porter la voix des jeunes, de réclamer une présence sur Facebook et sur les blogs. J’ai surtout écouté les autres parler, certains avaient pris la parole à une petite tribune qui était installé et il y a eu ensuite plein de discussions informelles. Avec un peu de recul je pense que cette rencontre était décisive. Rencontrer des gens en chair et en os et discuter de questions qu’on a l’habitude de discuter sur internet peut être un point déterminant dans le passage à l’action. En tout cas pour moi ça l’était. J’ouvre ici une parenthèse pour insister sur 2 enseignements que j’ai tirés de mon engagement :

- la nécessité de se déplacer et de rencontrer les gens pour discuter avec eux en vrai. Internet est un bon outil, sûrement nécessaire mais jamais suffisant

- la nécessité de venir avec l’ambition de changer les choses. Si vous attendez que les partis viennent vers vous et vous proposent des solutions, vous allez être déçus parce que les questions que se posent les jeunes ne sont pas suffisamment connues par les politiques. Venez donc avec vos questions et avec vos réponses ! Si le parti, quel qu’il soit, ne les adopte pas, partez en voir un autre ! Ce n’est pas ça qui manque aujourd'hui en Tunisie. Je reviens donc à ce 9 septembre 2009 et à la fête de l’Humanité. A la fin de l'évènement certains ont parlé de la nécessité de faire un comité de soutien à Paris. J'ai donné mon adresse mail et j'ai été invité, quelques jours plus tard, à la première réunion du comité dans les locaux d'une association à Paris.

vendredi 18 mars 2011

Mon histoire avec Ettajdid (1/5)


Par : Karim Mejri


1. Les prémisses d’un engagement

Comme beaucoup de Tunisiens, au début des années 2000 je croyais encore au miracle tunisien, que Ben Ali était irremplaçable et que même s'il y avait des abus, ce n'était pas grand-chose, etc. Je fais partie d’une certaine élite qui a bénéficié du système et qui a pu partir poursuivre ses études en France, avec de belles perspectives de carrière. De toutes les façons la politique ne m'intéressait pas, je regardais le journal télévisé rarement et je savais que certains observateurs internationaux n'étaient pas tout à fait d'accord avec les manières du régime tunisien. Je savais qu’il y avait des pratiques douteuses, de la répression, etc., mais mon attitude ne différait pas de celle de la plupart des Tunisiens à l’époque : bosser et se taire, regarder ailleurs et parler de foot.

Puis mes opinions ont commencé à changer avec l'arrivée d'internet dans ma vie (par là je veux dire : une connexion quotidienne chez moi en haut débit et du temps disponible). J'ai commencé à comprendre qu'il y avait quelque chose qui allait vraiment très mal dans le pays et que le système que Ben Ali avait mis en place était largement responsable de la situation (manque de libertés publiques, pratiques anti-démocratiques, développement à deux vitesses, médias muselés...). Etant issu du nord ouest j’étais particulièrement sensible aux inégalités régionales. Le référendum de 2002 avait déjà réveillé mes soupçons et je me doutais que derrière le discours officiel se cachait une volonté de s'accaparer le pouvoir pour longtemps et d'instaurer un régime pour le moins autoritaire, pour ne pas dire dictatorial, qui servait les intérêts d’une toute petite partie de la population aux dépends de l’immense majorité du peuple.

En 2009 je me suis intéressé davantage à la politique, avec les élections qui approchaient. Dès le mois de mai, A. Brahim avait déclaré qu'il voulait une compétition "d'égal à égal" avec Ben Ali. Cette audace m’avait profondément marqué, les autres candidats à la présidentielle avaient déclaré qu'ils n'avaient pas l'intention de concurrencer Ben Ali mais ils étaient là juste "pour promouvoir la démocratie". J'ai compris qu'il y avait des partis autorisés qui faisaient de la "vraie" opposition (je parle là de 3 partis : PDP, Ettajdid et FDTL). Mais ma connaissance et ma position vis-à-vis de ces 3 mouvements étaient très différentes : je trouvais le jeu du PDP louche, car ce parti regroupait des nationalistes arabes, des gauchistes et des islamistes sous la bannière de la lutte contre la dictature, sans idéologie claire (ni de gauche ni de droite, ni islamiste ni nationaliste arabe). Le FDTL m'était inconnu, à part quelques vidéos de son fondateur, Mustapha Ben Jaafar. En revanche, de mon point de vue, Ettajdid avait le mérite d'avoir un discours clair sur certains points particuliers que je résumerais ainsi :

- Lutte contre le système du parti dominateur, mais avec des moyens légaux et en utilisant l'espace de liberté permise par le pouvoir

- Lutte pour la promotion de la laïcité et la défense des droits de la femme et du CSP 1, sans forcément imposer une laïcité "à la française"

- Positionnement à gauche affiché et assumé, en faveur d’une justice sociale, sans pour autant être communiste

J'étais à 100 % d'accord (je le suis encore) sur tous ces points (alors que je trouvais la position du PDP par exemple peu claire sur ces 3 points). Le raisonnement d'Ettajdid était d'accepter les règles du jeu imposées par le pouvoir et de gagner du terrain ensuite, c’est-à-dire rester légaliste jusqu’au bout. Ça m'a suffi pour m'intéresser à ce parti et à son historique et j'ai découvert en particulier qu'en 2004 ils avaient déjà présenté un candidat (Mohamed Ali Halouani) contre Ben Ali qui avait déjà un discours plus radical que les autres candidats. Pour l’anecdote, l’ancêtre d’Ettajdid, le Parti Communiste Tunisien, avait été fondé avant même la fondation du parti Destour (ancêtre lointain du RCD) par Abdelaziz Thaalbi.

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1 CSP : Code du Statut Personnel

vendredi 4 mars 2011

Le rôle de la Casbah et l'avenir de la Révolution

Ce post est à l'origine un (très) long commentaire que je voulais laisser sur le blog de mon amie Emna El Hammi, en réponse à son article "Les manifestants de la Casbah, garants de la Révolution tunisienne".

J'y expose certaines de mes idées que je n'ai pas pu accoucher noir sur blanc ces derniers jours, du fait de la vitesse à laquelle les évènements se sont accélérés ces derniers temps.

J'ai préféré laissé de larges passages de l'article de Emna, pour que les lecteurs aient les deux points de vues sous les yeux et afin que chacun se fasse sa propre opinion sur la situation actuelle. 

Pendant plusieurs jours, un sit-in à la Place de la Kasbah à Tunis a réuni plusieurs milliers de Tunisiens qui exigeaient le départ de Mohamed Ghannouchi. Le Premier ministre, fidèle compagnon de Ben Ali depuis plus d’une dizaine d’années, avait jusque là ignoré les appels du peuple et avait vainement tenté de contenter la foule à travers deux remaniements ministériels. 
En marge de ces manifestations pacifistes, une centaine de jeunes «casseurs» se sont attaqués à l’avenue Habib Bourguiba, saccageant et brûlant plusieurs commerces. Une atmosphère de chaos régnait sur le centre ville de Tunis, amenant les forces de l’ordre à réagir violemment. Le bilan très lourd de ces affrontements entre policiers et jeunes est de cinq morts. On s’accorde aujourd’hui à penser que ces actes sont à décorréler des revendications des manifestants de la Kasbah. 

--> Les casseurs de l'avenue Habib Bourguiba ont été plus nombreux. Les forces de l'ordre ont réussi à arrêter une centaine de personnes, mais il y avait plus de casseurs. En plus, la corrélation entre la Casbah et les évènements de l'Avenue Bourguiba est clairement établie, notamment via une vidéo FB qui montre une jeune à la Casbah, appelant à descendre à l'avenue et "paralyser la vie économique du pays". Je pense qu'il y a des personnes ont réussi à convaincre certains jeunes de la Casbah que la révolution n'a pas réussi et qu'elle ne peut réussir que si Ghannouchi tombe et ils les ont incité à la violence. A mon avis, la révolution a réellement réussi le 14 janvier et toute violence aujourd'hui n'est plus justifiée. Si les manifestants de la Casbah ne sont pas d'accord avec la méthode (les étapes, le casting, le rythme...) c'est leur droit, mais en l'occurrence il y a eu un forcing et une escalade pour imposer des choix, qui visiblement ne faisaient pas l'unanimité, pour ne pas dire ne faisaient pas la majorité.  

Sous la pression, Ghannouchi cède 

Encore une fois, le gouvernement a réagi sous la pression populaire. Les manifestants de la Kasbah auront eu «la tête» de Ghannouchi à l’usure. «Je ne suis pas l’homme de la répression et ne le serai jamais», a-t-il déclaré dans son ultime allocution au peuple tunisien. Il aura donc fallu cinq morts pour que Ghannouchi se désolidarise de ce gouvernement, une façon pour lui de partir tout en gardant l’estime des Tunisiens. 


--> L'escalade verbale avait atteint son summum avec l'appel à exécuter Ghannouchi, ce qui constitue un grave précédent dans la vie politique en Tunisie (même Ben Ali n'a pas connu ce sort). Plusieurs vidéos circulent sur internet : une de ces vidéos montre un groupe de manifestants à la Casbah qui scande "Le peuple veut exécuter Ghannouchi". Une autre montre un intervenant reprendre ces slogans sur un plateau de télévision, et enfin, une dernière vidéo montre un autre intervenant insister sur l'exécution "politique" de Ghannouchi. Cette diabolisation de la personne de Ghannouchi et ce terrorisme verbal ont fini par faire plier le Premier Ministre, ce qui n'augure rien de bon pour l'avenir de la relation entre la rue et les gouvernants, puisque la première (qui ne représente pas le peuple dans son ensemble) peut faire appel à des formes de contestation extrémistes qui ne rentrent pas dans le cadre de la liberté d'expression afin d'obtenir des décisions.  

On a l’impression que la démission du premier ministre provient plus d’une résignation que d’un choix réfléchi. Ghannouchi semblait totalement sous pression au sein du gouvernement de transition, en témoignent ses larmes à peine contenues lors de ces deux passages télévisés. On ne peut comprendre comment cet homme aussi sensible a pu cautionner la répression aux côtés de Ben Ali. Ghannouchi n’a eu de cesse de nous avertir que l’on a évité «le bain de sang», qu’un vrai complot a été déjoué, sans jamais nous révéler le réel scénario et les acteurs. Prenant des décisions très mesurées, il essayait de contenter toute contestation, sans toutefois y répondre concrètement.

--> Juste une précision, il existe un malentendu sur le rôle réel du Premier Ministre en Tunisie. Contrairement à bon nombre de pays, le Premier ministre n'a pas de vrai pouvoir politique en Tunisie. La constitution de 1959 avait donné les pleins pouvoirs au président de la République. Le Premier Ministre (qui était, au lendemain de l'indépendance désigné par le "Secrétaire d'Etat à la présidence") était responsable du dossier économique et de l'organisation de l'administration publique. Tous les autres dossiers (sécurité, affaires étrangères, défense, etc.) remontaient directement des ministres concernés vers la Présidence (qui avait, du temps de Ben Ali, son propre gouvernement de l'ombre qui siégeait en permanence à Carthage). Cette manière de cloisonner les responsabilités et de faire un seul point focal (la Présidence) à permis aux 2 présidents de la Tunisie indépendante de tenir le pays avec une main de fer et d'affaiblir politiquement tous les ministres, y compris le Premier Ministre. Aussi, le Premier ministre ne préside presque jamais le Conseil des ministres (sauf absence du chef de l'Etat), cette fonction incombe au président de la république. 

Mais voilà, lorsqu’un peuple fait déchoir un dictateur en trois semaines, lorsque les événements s’enchaînent à une vitesse vertigineuse, quarante jours d’immobilisme sont une éternité. 

--> Je ne pense pas que les gouvernements Ghannouchi 1 et 2 ont fait preuves d'immobilisme. Il y a une panoplie de mesures révolutionnaires qui ont été prises et qui ont été plus ou moins bien relayées par les médias et en tout cas, ont été systématiquement critiquées dans un acharnement injustifié. L'impatience du citoyen lambda a été alimentée par l'impatience de certaines forces politiques et professionnelles (notamment les avocats, l'UGTT, certains médias et certains journalistes).

Les Tunisiens se divisent 
Par sa sensibilité et peut-être aussi par cet immobilisme, Ghannouchi s’était aussi attiré la sympathie d’une partie de la population tunisienne. Le soir de son départ, il s’est distingué par sa plus grande action depuis le 14 janvier 2011, réveillant ainsi la «majorité silencieuse ». Plusieurs milliers de personnes ont investi un autre lieu de la capitale, «la coupole», réclamant le retour au calme social et au travail afin de préserver l’économie du pays. 

--> La logique du gouvernement Ghannouchi 2 était une logique de continuité, et non une logique d'immobilisme. Le poste de président étant vacant, la logique voudrait que l'on continue de vivre avec un président par intérim et un gouvernement provisoire qui prépare des élections présidentielles. Toutefois, le gouvernement Ghannouchi a préféré laisser la tâche "juridique" de l'organisation des élections à une commission indépendante et à ne pas se prononcer sur une feuille de route jusqu'à ce que la commission se prononce. Une fois élu, le nouveau président pourrait dissoudre le parlement et appeler à des élections législatives. Ces élections législatives auraient débouché sur un nouveau parlement à qui on aurait donné les pouvoirs d'une Constituante ou pas, selon le programme électoral du président nouvellement élu. Ce scénario semblait être s'imposer et en tout cas il semble que dans la tête des gouvernants ce fut le cas. Le gouvernement provisoire a donc planché sur les problèmes de fond avec des solutions à moyen et long terme. Mais on l'a quelque part empêché de travailler, en l'assaillant avec des demandes à très court terme et / ou en lui posant des questions sur la feuille de route politique (sachant que ces questions auraient pu être posées à Ben Achour, qui, expert de son état, n'était de toutes façons pas capables de faire des réponses politiques de nature à rassurer les plus inquiets).

--> Le clivage des forces politiques du pays était (et est toujours) entre ceux qui préfèrent des présidentielles dans un premier temps (Ghannouchi et les technocrates, PDP, Ettajdid, CPR, ...) et ceux qui préfèrent des législatives (Ennahda -qui avait clairement annoncé sa participation aux législatives et non aux présidentielles et ce dès le lendemain du 14janvier-, PCOT et peut-être aussi l'UGTT). La campagne pour l'un et l'autre des deux scrutins ne se conduit pas de la même manière et certains sont mieux armés pour l'une que pour l'autre. Les présidentielles impliquent une reconnaissance de facto de la constitution actuelle, qui sera remise en question ou pas plus tard par le président élu. Les législatives impliquent une rupture immédiate avec la constitution actuelle, donc un risque plus grand d'instabilité politique et économique. 
Depuis le 14 janvier 2011, la liberté a été obtenue, la dignité retrouvée. Les Tunisiens ne se battent plus pour des valeurs, mais pour des idées et des intérêts. C’est sans nul doute là où les clivages ont commencé. Ben Ali, l’ennemi commun qui avait uni les Tunisiens, n’est plus. Si l’on s’accordait avant à dire que la démocratie ne pouvait venir qu’avec son départ, la voie que doit aujourd’hui emprunter la Révolution tunisienne afin de déboucher sur une vraie démocratie est loin d’être définie. Chacun y va de ses propositions, et dans un pays où la politique reste une notion très obscure, on comprend alors aisément qu’il puisse régner un vrai climat de méfiance. Les théories du complot fusent de toutes parts sur les ennemis de la Révolution. Le comité de protection de la révolution, composé de formations politiques et de plusieurs membres de la société civile, est loin d’avoir l’aval de la population. Les partis d’opposition, censés être à l’image du pluralisme idéologique des Tunisiens, sont, pour la plupart, inconnus du peuple. En qui aujourd’hui peut-on avoir confiance pour préserver les acquis de la révolution? Un vrai problème de légitimité se pose, auquel seules des élections présidentielles rapides peuvent répondre.
--> Les élections présidentielles au suffrage universel n'auront pas lieu avant "très" longtemps, voire n'auront jamais lieu. En effet, les prochaines élections pour la Constituante sont, de facto, des élections législatives (selon un code électoral révisé). Le président par intérim a bien précisé que sa mission ainsi que celle du gouvernement prendront fin avec l'élection de la Constituante. Le scénario est donc le suivant : la Constituante élue choisit parmi ses membres un président et un premier ministre qui composera un gouvernement. Nous vivrons donc une autre phase transitoire pendant laquelle le président sera celui désigné par la Constituante. Puis, la Constituante travaille sur le nouveau régime et la nouvelle Constitution. Au bout d'un certain temps (de l'ordre de un an à 18 mois) la Constituante rend sa copie, qui sera entérinée par un référendum ou par simple signature du chef de l'Etat désigné par la Constituante. Plusieurs cas sont possibles : la Constituante choisit de décréter un régime parlementaire en Tunisie (comme le cas en Turquie, en Israël, Allemagne etc), auquel cas il n'y aura pas d'élections présidentielles au suffrage universel, le prochain président sera élu par le parlement (et non par les citoyens) comme ce sera le cas pendant la Constituante. La Constituante peut choisir un régime présidentiel (USA, ancien régime tunisien) ou un régime semi-présidentiel (France) auquel cas le président du moment appellera à des présidentielles au suffrage universel (c'est le peuple qui sera appelé à voter). Le dernier cas (régime monarchiste) est exclu depuis la décision de la première Constituante du 25 juillet 1957. Dans tous les cas, pas d'élections présidentielles immédiates (cette option était plutôt celle de Ghannouchi et des technocrates, ainsi que des forces politiques qui étaient capables de présenter un candidat tout de suite, le PDP en tête).  
Le nouveau Premier ministre, Beji caïd essebssi, semble l’avoir compris. A peine a-t-il été nommé qu’il annonce déjà plusieurs mesures déterminantes: l’élection d’une assemblée constituante qui devra mettre en place une nouvelle constitution et organiser les élections rapidement. Mais aussi, l’impossibilité aux membres du gouvernement de cumuler les fonctions et de choisir entre leurs ambitions politiques et leurs actions ministérielles. Cette mesure a d’ailleurs eu pour conséquence d’entraîner une cascade de démissions au sein du gouvernement. 

--> Je pense que seul A. N. Chebbi a démissionné pour cette raison, c'est le seul à avoir des ambitions politiques affichées. Voici comment j'interprète les autres démissions : Chelbi et N. Jouini : technocrates de l'ère Ben Ali, probablement attachés à Ghannouchi et malgré tout symboles de l'ancien régime. Ahmed Brahim, parce qu'il gagnera plus à être en dehors du gouvernement qu'à l'intérieur (il a déjà beaucoup souffert des critiques pendant la période qu'il a passé au ministère de l'enseignement supérieur). E. Jouini et Zaoui sont, pour leur part, de purs technocrates incapables de gérer des dossiers politiques et / ou sociaux ni de travailler sur le très court terme, et qui étaient de toute facon venus travailler avec Ghannouchi et personne d'autre.

La Kasbah, le fief de la contestation 

Le nouveau Premier ministre reste néanmoins sous l’œil inquisiteur d’une partie de la population tunisienne. La Kasbah est encore, à ce jour, investie par de nombreux manifestants. Cette pression maintenue par le peuple sur le gouvernement est nécessaire voire indispensable. Depuis le départ de Ben Ali, ceux dont les voix se sont élevées de cette place n’ont eu de cesse de réclamer un gouvernement de transition «propre». La Kasbah a accueilli les vrais acteurs de la Révolution tunisienne, des habitants venus des régions les plus défavorisées du pays. Ceux qui ont le plus souffert pendant le régime Ben Ali, et ceux qui ont donné de leur sang et ont amené à la libération du peuple tunisien. Ceux qui, en fin de compte, ne nous trahiront jamais. La Kasbah est donc légitimement devenue le lieu symbolique de la contestation populaire. Il m’apparaît très important de garder la symbolique de ce lieu, comme le noyau de la voix du peuple. La Kasbah doit accompagner le gouvernement jusqu’aux élections présidentielles par des sit-in pacifistes, par des messages forts, peints sur les murs de la place, par des expositions artistiques. La Kasbah doit rester le lieu ultime de vigilance, de conscience et de mémoire. 

--> Il est dangereux de croire que le peuple est représenté par ceux qui sont à la Casbah (ni par ceux qui sont à la Qobba d'El Menzah). L'absence du patronat et d'une force à droite laisse craindre le pire en termes de division. L'UGTT joue toute seule en faisant prévaloir les revendications sociales, son interlocuteur légitime et historique (l'UTICA) étant entaché par la collaboration avec le régime bénaliste. Les forces de droite pouvant contrecarrer les demandes des partis de gauche sont complètement inexistants, d'où le sentiment qu'il y a une "majorité silencieuse" (qui n'est peut-être pas une majorité après tout et que le mouvement de la Qobba ne représente pas complètement). Autre "silencieux" avec qui il va falloir composer (à moins de vouloir une guerre civile) : les anciens RCDistes qui existent encore et toujours dans le pays et qui ne sont pas tous corrompus comme on veut le faire croire. Il y a plusieurs sortes de RCDistes, y compris des opposants à Ben Ali et aux Trabelsi au sein même de ce parti (comme Friaa, Jegham...). La réconciliation nationale sera une priorité dans une prochaine étape de ce long processus de démocratisation.

--> D'autre part, et de mon humble avis, le gouvernement Ghannouchi 2 était bel et bien "propre". Sa contestation s'est faite surtout sur des divergences de vision sur la feuille de route à adopter, et non sur l'appartenance ou pas à l'ancien régime (bien sur la rhétorique sur l'appartenance de Ghannouchi à l'ancien régime n'a jamais cessé, mais je ne pense pas que ce soit le fond du problème).

--> Une dernière chose, j'ai beaucoup de respect pour tous ceux qui ont fait la Casbah 2, mais à l'évidence ce sit-in a été beaucoup moins spontané que le Casbah 1. Je ne remets pas en cause la sincérité des gens sur place (bien que, de l'avis de plusieurs qui y étaient, beaucoup étaient là pour draguer et faire la fête et ne comprenaient pas les slogans scandés), mais toutefois, la direction vers laquelle ce mouvement a précipité le pays laisse penser qu'il a servi certaines parties aux dépends d'autres. De là à dire qu'il a été complètement instrumentalisé il y a un pas que je ne franchirai pas tant que je n'ai pas de preuves.

--> En conclusion je suis moins euphorique que toi, convaincu que je suis que la démocratisation aurait pu se faire aussi bien sous Ghannouchi 2 peut-être avec moins de dégâts économiques et sur un délai plus long. La plupart des acteurs politiques ont commencé leur campagne électorale au lendemain du 14 janvier et dès lors toute revendication devient suspecte, même quand elle paraît comme légitime et faite au nom du peuple. Un exemple concret juste pour illustrer : Ennahda a déclaré ne pas s'intéresser à d'éventuelles présidentielles. Pendant des semaines ce mouvement a milité pour une Constituante et un régime parlementaire. Ce que nous avons aujourd'hui c'est des élections législatives (pour la Constituante) en juillet et un régime parlementaire de facto pendant la période transitoire où la Constituante sera aux commandes du pays. Ennahda travaille pour le bien du pays ou pour son propre agenda politique ? Je me pose la question, de la même façon que je me la pose pour tous les mouvements pro-Casbah.

--> PS : il serait intéressant d'adopter une analyse marxiste-léniniste de la situation en faisant apparaître les luttes de classe. Ma propre vision des choses (très simpliste) veut que la Casbah soit un mouvement prolétaire et la Qobba un mouvement bourgeois (bien que soutenu par une large frange de la classe moyenne). L'enjeu de tout ça étant la confiscation du pouvoir d'une certaine partie de la bourgeoisie au profit d'une autre, tandis qu'on explique au "peuple" (aux prolétaires) que "leur" révolution est en train de gagner. Les mêmes qui manifestent à la Casbah manifesteront encore demain et après-demain, et même contre la Constituante une fois élue, parce qu'ils seront les premiers déçus du nouveau régime (ce que je ne souhaite pas, après tout)